« Internet n’est pas un outil magique pour promouvoir la démocratie »

Entretien avec Evgeny Morozov l’auteur de « The Net Delusion : The Dark Side of Internet Freedom », au lendemain de la révolution de jasmin en Tunisie.

Chercheur associé à l’université de Georgetown aux États-Unis et blogueur sur Foreign Policy, Evgeny Morozov s’oppose à un discours en vogue à Washington qui prête à internet des vertus émancipatrices presque magiques. Exilé biélorusse aux Etats-Unis, il considère au contraire que le net permet aux dictatures et aux régimes autoritaires d’exercer un contrôle sans précédent sur leurs citoyens. Invité par Silicon Sentier et Owni à la Cantine le 21 janvier dernier, au lendemain de la révolution de jasmin en Tunisie, il revient pour Silicon Maniacs sur la notion « cyber-utopisme », qu’il développe dans son dernier livre, The Net Delusion : The Dark Side of Internet Freedom.

[i]Qu’entendez-vous par cyber-utopisme ?[/i]

Internet est un outil démocratique, mais pas uniquement. Le Net peut également être utilisé comme un outil de répression. Il est par exemple très facile pour un gouvernement de traquer les opposants qui utilisent des blogs, des réseaux sociaux ou qui échangent des SMS depuis leurs téléphones mobiles. Internet renforce le pouvoir de censure des États, permet de réaliser des cyber-attaques ou de diffuser de la propagande. Il est important de garder en tête que si le Net a un potentiel libérateur, il peut également être utilisé dans une logique répressive. Avant d’essayer de considérer internet comme un outil de libération, il faut d’abord reconnaître son côté obscur.

C’est ce qui vous amène à déclarer que la position du département d’État américain est naïve, voir contre-productive…

Naïve, pour les raisons que je viens d’évoquer. Contre-productive, parce que les politiciens américains ne considèrent pas internet et le cyber-espace comme un espace politique. Ils ne comprennent pas que de nombreux pays étrangers ont des préjugés sur la politique étrangère des États-Unis qui influencent la manière dont les compagnies américaines sont perçues à travers le monde. Je crois qu’il est très important que les gens de Washington ne se contentent pas d’abandonner ce « cyber-utopisme » — selon lequel internet serait un outil magique pour promouvoir la démocratie — mais qu’ils reconnaissent également que chaque action prise par un gouvernement dans le cyber-espace a un coût. Cette politique américaine a des conséquences au niveau géopolitique.

Comment analysez-vous les récents évènements en Tunisie ?

En permettant aux citoyens de s’organiser et de se mobiliser, ces évènements ont démontré le pouvoir des médias sociaux. Il est cependant important de ne pas oublier que c’est le chômage et la situation économique et sociale du pays qui ont poussé tant de gens à descendre dans le rue et non pas le fait qu’ils aient accès aux téléphones portables ou à Facebook. Ces outils ont joué un rôle important, mai il ne faut pas essayer de généraliser cette situation à d’autres pays simplement parce qu’une part significative de la population est en ligne et utilise Facebook. Que se serait-il passé si Ben Ali était resté au pouvoir ? Il se serait très probablement engagé dans une vague de répression, en arrêtant tous les opposants. Les médias sociaux lui auraient alors permis de recueillir toutes les preuves nécessaires, sur Twitter, sur Facebook ou sur des blogs. C’est ce qui a notamment été fait par le gouvernement iranien à l’issu des protestations de 2009.

Vous estimez finalement que les évènements tunisiens sont une leçon pour tous les dictateurs…

La censure du régime de Ben Ali était très sophistiquée. Il était très difficile de passer à travers et les services du régime innovaient sans cesse. Ceci a eu pour conséquence l’émergence d’une communauté de cyber-activistes très efficaces, qui collaboraient ensemble pour passer à travers la censure du régime. Ben Ali a ainsi directement participé à la constitution de ce réseau. Bien sûr, quand la révolution a commencé, cette communauté a eu un rôle stratégique important. Elle ne se contentait plus de s’opposer à la dictature, mais a directement contribué à organiser le mouvement. Finalement, Ben Ali a creusé sa propre tombe en formant la nouvelle génération d’activistes.

Il y a finalement une nouvelle balance des pouvoirs : d’un côté internet permet un plus grand contrôle de la société, mais de l’autre, il introduit plus de transparence, comme le montre l’affaire Wikileaks…

C’est un paradoxe très intéressant. D’un côté les gouvernements ont les mains attachés, car ils risquent de voir leur secrets publiés en ligne. De l’autre, ils ont accès à de plus en plus d’informations sur leurs citoyens. Ils ont à la fois gagné et perdu du pouvoir. De ce point de vue là, le phénomène Wikileaks est très intéressant. Le plus important, ce n’est pas ce qui a été publié, mais ce que cette affaire révèle sur la société et son infrastructure. Je voudrais vraiment être optimiste, mais je crois que pour l’instant, la balance des pouvoirs penche en faveur des gouvernements. Peut-être que les régimes démocratiques ont perdu un peu de pouvoir, car ils sont contraints par la loi et ne peuvent pas « se débarrasser » des opposants comme Julien Assange. C’est par contre complètement différent dans les régimes autoritaires….


[video]http://www.youtube.com/watch?v=vkkHjTy7QNY[/video]

Internet n’est pas un outil magique pour quoi que ce soit mais juste un outil que n’importe qui peut utiliser comme bon lui semble. Le problème, c’est que ceux qui veulent l’utiliser à mauvais escient on tendance à la casser, les fous !

Je ne sais plus où je lisais ça mais cet autre outil qu’est GNU/Linux à autant le pouvoir de libérer des utilisateurs que de les enfermer (chromeOS illustre bien mon propos). Ça dépend du contexte et de ce qu’on en fait (de l’outil).

Internet est un outil. Un marteau aussi : il peut servir à fabriquer des meubles, ou à tuer.

Point intéressant : plus le couvercle est sous pression, plus il saute à (gu…) figure du pouvoir, comme en Tunisie. À qui le tour ? :slight_smile: