Le Conseil national du numérique, «courroie de transmission» du Net


20 Avril 2011 Par Vincent Truffy

Le moins que l'on puisse dire, c'est que la majorité présidentielle a des rapports contrariés avec le numérique français. A plusieurs reprises – au moment d'Hadopi, lorsque Frédéric Lefebvre devait devenir secrétaire d'Etat à l'économie numérique, lors de l'élaboration de l'Acta et de la Loppsi –, il a dû affronter la fronde des internautes. En décembre 2010, l'Elysée a entrepris de renverser la situation. Il fallait se concilier les faveurs du Net. Mais pas n'importe comment: en choisissant ses interlocuteurs. C'est là qu'est ressortie la vieille idée d'un Conseil national du numérique.

«J’associerai largement la nation aux choix publics. J’installerai un forum de concertation permanente doté de la plus large représentation possible. Sous peine de nullité, son avis sera nécessaire avant tout projet de réglementation numérique.» En avril 2007, Nicolas Sarkozy n’est encore que candidat, au temps des promesses de dernière minute.

Quatre ans plus tard, mercredi 27 avril 2011, on devrait connaître les noms retenus pour constituer le comité restreint représentant «largement la nation». Des noms circulent déjà qui donnent une idée des possibles: les dirigeants de SFR, Orange, Free, Bouygues Télécoms, Alcatel-Lucent, Rentabiliweb, Dailymotion, Deezer, PagesJaunes, AuFeminin, Fnac.com… La cour et l’arrière-cour de l’industrie des télécommunications et du commerce électronique, avec Owni comme joker putatif. Le Net dans les yeux de Nicolas Sarkozy. Une pièce en trois actes longtemps ruminée.

1. Eric Besson liquide le Forum des droits sur Internet et promeut Pierre Kosciusko-Morizet

2008: prise de guerre présidentielle, socialiste défroqué, Eric Besson se voit gratifié dans le gouvernement Fillon II du portefeuille de l’économie numérique. Avide d’exister à ce poste, il organise aussitôt des «assises du numérique» qui brassent très large, façon de récupérer les prérogatives éparpillées entre le service des technologies et de la société de l’information, le conseil général des technologies de l’information et la direction de la modernisation de l’Etat (Bercy), la direction du développement des médias (ministère de la culture), la délégation aux usages de l’Internet (ministère de l’enseignement supérieur), la direction centrale de la sécurité des systèmes d’information (ministère de la défense) et la délégation interministérielle à l’aménagement et à la compétitivité des territoires.

Le plan France numérique 2012 qui en sort reprend la promesse présidentielle. Il propose de «créer un conseil national du numérique, regroupant les attributions (…) d’une dizaine de structures de concertation ou de nature consultative dont beaucoup sont désormais inactives», parmi lesquelles on trouve le Forum des droits sur l’Internet, une association regroupant 70 membres, entreprises comme utilisateurs, organisant depuis 2001 une concertation et une médiation sur les questions numériques.

Lettre morte pendant deux ans, sous Nathalie Kosciusko-Morizet, jusqu’à ce qu’Eric Besson, parti un temps au ministère de l’identité nationale, charge le frère de sa prédécesseure, Pierre Kosciusko-Morizet, cofondateur de Priceminister, de tracer les contours et les missions du futur comité. Au même moment, le Forum des droits sur Internet s’autodissout, le ministère de M. Besson ayant justement coupé les subventions dont dépendait son fonctionnement.

La manœuvre est limpide: le CNN succédera bien au Forum mais sans s’encombrer des associations d’utilisateurs.

2. L’Elysée reprend la main et fait plancher JBDV

Décembre 2010, émoi dans la blogobulle: le président de la République va recevoir à déjeuner «l’Internet français». On s’interroge à qui mieux mieux, de tweet en billet de blog. Qui en sera? Des «blogueurs influents» et des chefs d’entreprise: Jean-Baptiste Descroix-Vernier, dit JBDV, patron de Rentabiliweb, Jacques-Antoine Granjon (vente-privee.com), Jean-Michel Planche (Witbe), Daniel Marhely (Deezer), Xavier Niel (Iliad-Free), Eric Dupin et Me Eolas, blogueurs classés, Nicolas Vanbremeersch, ancienne gloire du Web 2.0 sous le nom de Versac…

Nicolas Sarkozy leur annonce la création du CNN. Claude Guéant, qui assiste au déjeuner, reprend le dossier en main, et charge discrètement l’un des convives qui a plu au président, JBDV, de proposer une liste de noms pour composer le CNN. Fondateur de Rentabiliweb, éditeur de plus de 700 sites Web, il s’est fait connaître le 14 novembre 2009 en annonçant une distribution de billets de banque au pied de la tour Eiffel qui provoqua un début d’émeute le jour-dit. Connu pour ses kilts, ses dreadlocks et sa barbe de trois jours grise, dirigeant son entreprise (174 millions d’euros en Bourse) depuis sa péniche d’Amsterdam entouré de ses chats et de son rottweiler. Sa holding personnelle Golden Glaouis (rebaptisée St Georges Finance pour faire plus sérieux) détient 57% de Rentabiliweb, où l’on trouve également Pierre Bergé, Stéphane Courbit (ex-Endemol France), Bernard Arnault (LVMH), François Pinault (PPR). On trouve aussi au conseil d’administration Alain Madelin et Jean-Marie Messier.

Pierre Kosciusko-Morizet semble marginalisé. Lorsqu’il remet le rapport commandé en février, il se permet quelques réflexions peu amènes pour le président: «Le monde de l’Internet n’est pas “sous-régulé” comme peuvent l’imaginer certains interlocuteurs. L’internet n’est pas le “far web”. L’internet n’est pas une zone grise dépourvue de toute législation. L’internet n’est pas la zone sans foi, ni loi.» Une allusion tout à fait claire au vœu exprimé par Nicolas Sarkozy de promouvoir un «Internet civilisé», sous contrôle. Il en a même fait l’objectif avoué du «G-8 du Net» convoqué les 26 et 27 mai à Deauville.

Surtout, le patron de Priceminister plaide pour que les membres du CNN soient élus par le secteur et non nommés par le Château: «Le gros problème est: quel sera le casting, et donc quelle sera la légitimité, qui est une condition essentielle pour que le conseil soit efficace.» Rapidement, l’Elysée met fin à ces facéties et ne concède qu’un président du CNN qui sera élu… par les membres nommés. Une façon aussi de ne pas raviver la polémique suscitée par la désignation directe du président de France Télévisions par le pouvoir.

Celui qui était annoncé comme président du CNN est interrogé par Valeurs actuelles. Question: «Participerez-vous (au Conseil national du numérique)?» Réponse: «Non, je ne veux pas mélanger les genres.» Pendant ce temps, JBDV aura rendu une liste d’une trentaine de noms parmi lesquels on retrouve nombre d’invités du déjeuner de l’Elysée.

3. Une «courroie de transmission» de l’industrie numérique

Pierre Kosciusko-Morizet n’a pourtant pas tout perdu. Dans son rapport, il a tracé les contours de ce que sera le Conseil national du numérique: un groupe de pression de l’industrie numérique, financé par l’Etat et bénéficiant de l’onction gouvernementale. Au moment de sa remise, Eric Besson assène: «Le cadre est déjà fixé: le CNN sera une instance de concertation, de consultation préalable à toute action de l’Etat et du gouvernement en matière de numérique. Il ne sera pas une autorité indépendante ou une instance investie de pouvoirs réglementaires ou de capacités de médiation.»

Le rapporteur est plus clair: le CNN doit «répondre à l’une des critiques émises par le secteur du numérique: l’impression d’une absence de prise en compte de la voix de ce secteur qui représente de nombreux emplois». Il retient deux rôles: «prospectif: participer à la définition de la politique numérique» et, en même temps, servir de «courroie de transmission entre les pouvoirs publics et les acteurs de l’économie numérique».

Pour cela, le CNN doit être consulté «le plus en amont possible sur tout projet» législatif et réglementaire. Dans la même interview à Valeurs actuelles, Pierre Kosciusko-Morizet fixe un objectif: «Il faut juste s’assurer que la loi évolue dans le bon sens. Pour cela, un dialogue de qualité devra s’instaurer entre le CNN et le législateur pour s’assurer que les lois sont adaptées.» Il y ajoute donc un «rôle consultatif auprès du gouvernement, et aussi du parlement, des fédérations professionnelles, des autorités administratives indépendantes».

En revanche, il écarte plusieurs missions de régulation fixées au CNN par le plan France numérique 2012: l’élaboration de chartes et de codes de bonne conduite devenue, selon lui, «un mode alternatif de régulation de l’internet»: «Si on veut assurer une efficacité aux engagements souscrits par les signataires, le souhait d’une charte doit venir non pas d’en haut – c’est-à-dire d’un ministère ou d’une administration – mais doit venir de la base, c’est-à-dire des acteurs eux-mêmes. (…) Il ne revient pas à l’Etat ou à une structure comme le Conseil national du numérique de s’immiscer dans les engagements de nature contractuelle conclus entre les parties.»

De même, France numérique 2012 lui assignait «une fonction de vérification du respect des engagements (…) assurée par un comité plus restreint présidé par exemple par un magistrat» ouvertement négligé. Sans oublier le rôle de médiation assuré par feu le Forum des droits sur Internet, car, explique Pierre Kosciusko-Morizet, cela «repose sur une implication volontaire des deux parties en litige», alors que sous l’aile de l’Etat, «les acteurs de l’économie numérique se sentiraient tenus de participer à de tels mécanismes et la fonction même de la médiation se trouverait alors dénaturée». Peser sur les choix sans en subir les contraintes et les engagements, sans avoir à démontrer sa légitimité sinon celle qui vient du choix du prince: qui dit mieux?