Loi Fake news : 6 questions-réponses sur le bras de fer entre le gouvernement et Twitter

Twitter a refusé une campagne du gouvernement en faveur de l’inscription aux listes électorales. La décision a provoqué une bronca parmi les ministres. Le service en ligne estime être dans l’incapacité de pouvoir respecter la loi contre la manipulation de l’information. Retour en détail sur cet épisode, bien plus complexe qu’il n’y paraît.

Que prévoit la loi contre la manipulation de l’information ?

Contestée, fruit de débats houleux, dénuée d’étude l’impact et votée par procédure accélérée, la loi contre la manipulation de l’information a été publiée au Journal officiel du 23 décembre 2018.

Elle oblige en son article 1 les plateformes à un fort degré de transparence. Un des points essentiel du texte destiné à éviter les répliques du scandale Cambridge Analytica, à savoir la manipulation de l’opinion afin de faire pencher la balance d’un côté plutôt qu’un autre.

Dans les trois mois qui précédent le premier jour du mois d’une élection générale et jusqu’à la date du tour de scrutin, les acteurs dépassant un certain seuil de connexion doivent donc fournir un lot d’informations associées aux campagnes promouvant des contenus d’information « se rattachant à un débat d’intérêt général ». Il en va de « l’intérêt général attaché à l’information éclairée des citoyens en période électorale et à la sincérité du scrutin ».

Concrètement, les plateformes concernées doivent révéler l’identité des personnes derrière chacune de ces campagnes. Elles doivent fournir aux utilisateurs « une information loyale, claire et transparente » sur l’utilisation de leurs données personnelles dans le cadre de la promotion de ces contenus. Enfin, elles ont à révéler le montant des sommes en jeu.

Ces informations doivent en outre être agrégées dans un registre accessible au public, dans un format ouvert, régulièrement tenu à jour.

Pourquoi Twitter a refusé de placarder la campagne #OuiJeVote du Gouvernement ?

Comme l’a révélé l’AFP, Twitter a refusé la campagne gouvernementale qui voulait inciter les citoyens à s’inscrire aux élections européennes (voir notre actualité sur ce processus électoral).

Commentaires du service d’information gouvernementale (SIG) auprès de nos confrères : « Twitter ne sait pas faire ça aujourd’hui, et a donc décidé d’avoir une politique complètement jusqu’au-boutiste qui est de couper toute campagne dite de nature politique ».

Cependant pour le gouvernement, cette campagne « est une campagne d’incitation à l’inscription au vote, c’est une campagne d’information publique, ce n’est pas une campagne politique ou d’un parti ». Voilà qui serait donc un « baroud d’honneur » de la part de Twitter.

Est-ce un « baroud d’honneur » ?

Pas si sûr. Cet article de la loi contre la manipulation de l’information est théoriquement censé s’appliquer trois mois avant le premier jour de l’élection, ici européenne. Ces élections débutant le 26 mai, la période des trois mois a donc commencé le 1er février.

Mais… hier comme aujourd’hui, l’article relatif à la transparence n’est pas applicable. La loi exige en effet la publication d’un décret pour préciser les modalités pratiques de son application. Or il n’a pas été diffusé au Journal officiel.

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Dans les rouages internes, un projet de décret a été notifié à la Commission européenne le 7 janvier 2019. Cette procédure est normale et même inévitable dès lors qu’une réglementation nationale impose comme ici des « normes » aux services en ligne.

Comme relevé par Next INpact, ce projet texte fixe à cinq millions de visiteurs uniques par mois et par plateforme, le seuil de connexion au-delà duquel s’imposent les obligations de transparence. L’obligation de révéler le montant des rémunérations reçues en contrepartie de la promotion d’un contenu « d’information se rattachant à un débat d’intérêt général » est effective au-delà de 100 euros HT par campagne.

Ce projet prévient aussi que les informations de transparence doivent non seulement être réunies dans un registre, mais aussi précisées « à proximité de chaque contenu ». Et sur option, « également (…) dans une rubrique directement et aisément accessible à partir de chaque contenu d’information se rattachant à un débat d’intérêt général ».

Cette notification à la Commission européenne, obligatoire, a des effets drastiques : la France ne peut pas appliquer le décret durant trois mois. C’est la période dite de statu quo. Certes, le gouvernement aurait dû activer la « procédure d’urgence » et publier le texte au plus vite, mais cela n’a pas été fait. Dernière précision, le projet de décret lui-même prévoit d’entrer en application à partir… du 15 avril 2019.

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Dans tous les cas, la notification n’est une simple formalité. La Commission européenne peut à cette occasion adresser des critiques acerbes à l’encontre d’un projet, ce qui a pour effet de relancer le processus d’échanges avec l’État membre indélicat, voire menacer le contenu même des obligations à venir.

Si l’on résume, Twitter ne peut connaître avec certitude quelles seront ses obligations concrètes au 15 avril puisqu’elles dépendront des remarques éventuelles adressées par l’institution bruxelloise. Et comme le texte français l’oblige à revoir la structure de ses pages, en particulier l’organisation de ses tweets pour le seul et unique territoire français (avec donc géolocalisation des IP), la situation dénoncée par le SIG n’est pas si simple.

Les publicités en faveur des campagnes politiques sont donc interdites sur Twitter ?

Dans ses pages « business » dédiées aux publicités au sein de son service, la plateforme indique en effet qu’elle autorise, sous conditions, les campagnes d’ordre politique partout en Europe sauf dans certains pays, dont… la France. Selon nos sources, cette page a été actualisée début février.

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Rien d’anormal finalement. Selon l’article L52-1 du Code électoral, « pendant les six mois précédant le premier jour du mois d’une élection et jusqu’à la date du tour de scrutin où celle-ci est acquise, l’utilisation à des fins de propagande électorale de tout procédé de publicité commerciale par la voie de la presse ou par tout moyen de communication audiovisuelle est interdite ».

Twitter semble néanmoins avoir une lecture très généreuse de cette interdiction retranscrite dans ses conditions générales de ventes publicitaires : une campagne incitant au vote pour les élections européennes serait une forme de campagne politique, et par extension, la promotion d’un contenu d’information « se rattachant à un débat d’intérêt général ».

La société privée n’étant pas un service public, elle peut librement décider de refuser ces publicités afin de ne pas être concernée par cette loi contre la manipulation de l’information. Inversement, puisqu’elle refuse ces publicités, elle n’est pas soumise à une loi, qui plus est inapplicable, faute de décret au Journal officiel…

De son côté le gouvernement ne peut obliger Twitter à accepter ces publicités, aussi légitimes soient-elles, sauf à malmener le principe de la liberté d’entreprendre. Dans un système démocratique, un site reste libre de déterminer sa politique commerciale.

Quelles ont été les réactions du gouvernement ?

Épidermiques. « Le vote est sacré, s’est exprimé Cedric O , il est inacceptable qu’une campagne du gouvernement pour l’inscription sur les listes électorales soit bloquée par une plateforme. Je recevrai les dirigeants de Twitter Europe dans les heures à venir ».

Pour l’une de ses premières sorties, le nouveau secrétaire d’État chargé du numérique a donc fait l’impasse sur les problèmes de règlements et la question des conditions générales de vente de la plateforme, tentant de faire pression sur Twitter France.

Franck Riester a embrayé : « il faut mettre fin à l’irresponsabilité des plateformes : Twitter fait mine de ne pas comprendre une loi permettant simplement une meilleure information des citoyens en période électorale… alors que Facebook a décidé de l’appliquer, en anticipation, dans tous les pays ! »

Le ministre de la Culture admet donc en creux que si le gouvernement entendait faire une campagne, il pouvait si bon lui semble préférer Facebook au service publicitaire de Twitter. Alternative : il pouvait aussi publier à la main une série de tweets en faveur de cette campagne. Le seul compte @gouvernementFR a plus de 500 000 followers. Ce n’est pas rien. Dans tous les cas, cette campagne est périmée : nous sommes au delà du 31 mars et il n’est plus possible de s’inscrire sur le listes.

Quant à l’irresponsabilité des plateformes, elle ne correspond pas à la réalité puisque la loi sur la confiance dans l’économie numérique, certes haïe des sociétés de gestion collective, organise déjà une telle responsabilité sur les contenus hébergés.

Christophe Castaner, lui, n’a pas hésité lui à mélanger framboises et choux-fleurs : « La priorité de Twitter devrait être de combattre les contenus faisant l’apologie du terrorisme. Pas les campagnes incitant à s’inscrire sur les listes électorales d’une république démocratique. Ce sujet sera abordé jeudi avec les GAFA lors du G7 des ministres de l’Intérieur ».

Le ministre de l’Intérieur mixe deux problématiques puisque la lutte contre le terrorisme et son apologie n’a rien à faire dans le périmètre de la loi contre la manipulation de l’information. Elle relève en effet de l’Intérieur et des services du renseignement, du Code pénal ou encore de la loi sur la confiance dans l’économie numérique (articles 6 et 6-I).

D’ailleurs, les services de l’Intérieur ne nous ont toujours pas expliqué pourquoi l’office central de lutte contre la criminalité, avait exigé le retrait d’un photomontage visant Emmanuel Macron, Edouard Philippe et Christophe Castaner. Ce, alors que ces policiers ont assurément plus graves à gérer, comme la lutte contre le terrorisme…

Enfin, Marlène Schiappa, secrétaire d’État à l’égalité femmes-hommes, s’est interrogée en relevant des informations échangées lors d’une réunion visiblement privée avec Twitter : « des milliers de contenus sexistes, haineux, racistes, antisémites, de harcèlement… sont toujours en ligne malgré les signalements. Comment justifiez-vous vos choix ? »

Elle n’a pas réalisé au passage que le gouvernement dispose de moyens d’action et que des obligations sont déjà prévues pour traquer ces contenus voire, rappelons-le encore, impliquer la responsabilité des hébergeurs.

Que va-t-il se passer maintenant ?

Si Twitter persiste à refuser les publicités qui le feraient tomber dans le périmètre de la loi, son refus d’appliquer la loi sera légitime, et même normal puisque le site sera hors du champ. Si elle accepte, elle devra s’y conformer impérativement. Ce n’est pas plus compliqué que cela.

Une question soulevée sur les réseaux sociaux montre que ce choix dépasse le vil contournement astucieux d’un texte national. En lançant une campagne invitant les citoyens à s’inscrire sur les listes électorales, un gouvernement en mal de popularité pourrait cibler des catégories de population où il serait certain, études à l’appui, de cibler un public potentiellement favorable.

La vidéo #OuiJeVote du gouvernement, hébergée sur YouTube

Dans la vidéo #OuiJeVote publiée sur YouTube, l’exécutif met au premier plan plusieurs sujets très sensibles : immigration (« maîtriser ou subir ? »), climat (« agir ou ignorer ? »), emploi (« partenaires ou concurrents ? »), Europe (« union ou division ? »), thèmes ponctués par cette phrase finale : « en mai 2019, l’Europe changera. À vous de décider dans quel sens ».

Des problématiques qui rappellent furieusement celles développées par la lettre « Pour une Renaissance européenne » signée en mars 2019 par un certain Emmanuel Macron.