Nous ne voulons pas que les robots remplacent les paysans

Les 11 et 12 décembre s’est tenu à Toulouse le Forum international de la robotique agricole. Les auteurs de cette tribune défendent l’idée que les machines vont aggraver la situation des agriculteurs et que leur généralisation à tous les domaines de la vie va affermir la primauté de l’économie et du management sur nos existences.

Lors du Forum international de la robotique agricole, à Toulouse, une vingtaine de personnes, certaines avec des gilets jaunes, ont interrompu le directeur du fabricant de tracteurs autonomes John Deere pour lire une partie de cette tribune. Ils et elles sont intervenues en tant que paysans et paysannes. Plusieurs d’entre eux étaient ingénieurs ou informaticiens et ont fait le choix de vivre dans un monde moins connecté.

Le texte a été écrit suivant les principes de l’écriture inclusive, c’est-à-dire un ensemble de règles et de pratiques qui cherchent à éviter toute discrimination supposée par le langage ou l’écriture. Reporterre avait expliqué sa position sur cette écriture non-genrée dans un courrier des lecteurs.

Mesdames et messieurs les ingénieurs, les « startuppers », et autres expertes en développement, ce Forum international de la robotique agricole est l’occasion d’entendre ce que pense de vous une partie du monde paysan, une partie de la société civile : pour la culture des sols comme pour celle(s) des sociétés, vous êtes des nuisibles.

Quel sera le résultat de l’agriculture dite « augmentée » que vous cherchez à imposer ? Des robots-maraîchers et de la surveillance des cultures par drones ? En apparence et dans l’immédiat, des gains de puissance et de précision, pour ceux qui les utiliseront. Mais le résultat le plus massif et durable sera la dépendance encore accrue des agriculteurs à l’égard des grandes industries. Depuis plusieurs dizaines d’années déjà, ils sont dépendants d’un complexe bancaire et industriel écrasant : Crédit agricole, géants de la chimie, des semences et de l’agroalimentaire… Les exploitants qui auront la brillante idée d’acquérir/d’accepter vos joujoux électroniques seront en prime tenues par les Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) et les multiples acteurs capitalistes qui gravitent dans leur orbite. Plus que jamais, ils n’auront la maîtrise de rien sur leur ferme ; ils comprendront de moins en moins le fonctionnement de leurs outils de travail ; ils se couperont de la réalité sensible et vivante des champs, des plantes et des animaux.

Vos machines vont encore aggraver la situation économique des agriculteurs, leur endettement, la concurrence féroce qu’ils se livrent, les faillites, les suicides… Ce ne sont pas vos robots qui vont subitement rendre l’élevage ou le maraîchage rentables — au contraire, ils feront probablement encore baisser les prix des produits à la vente. Ces activités sont déjà tellement industrialisées, et pourtant elles sont sous perfusion permanente d’argent public. Plutôt que des satellites, des capteurs et des robots, elles nécessitent une main-d’œuvre nombreuse pour partager le travail, des rapports coopératifs, une déspécialisation… Mais comme d’habitude, dans la civilisation du Progrès, on propose des machines pour résoudre un problème de nature sociale : trop peu de gens veulent et peuvent cultiver la terre, s’occuper de produire leur nourriture.

Aggraver à l’échelle mondiale le saccage des milieux naturels

En plus de ça, nous sommes certains que les machines en question, loin de donner naissance à des pratiques agricoles moins polluantes (y croyez-vous vous-mêmes ?), vont aggraver à l’échelle mondiale le saccage des milieux naturels. La fabrication de toute la quincaillerie informatique apporte aujourd’hui une contribution majeure à la catastrophe écologique en cours. Ordinateurs, tablettes, smartphones, puces, drones, etc. reposent notamment sur une activité minière terriblement gourmande en eau, et terriblement polluante en produits toxiques nécessaires à l’extraction des « métaux rares » . Baotou, la ville voisine des mines de Mongolie intérieure qui fournissent les industries du monde entier [en « terres rares » ->14025 depuis trente ans, est surnommée en Chine « la ville du cancer » . La mine de Mountain Pass, en Californie, qui a longtemps fourni la Silicon Valley, a fermé en 2002 à la suite d’une série de scandales écologiques et sanitaires. Les mines de Bolivie et du Pérou assèchent des lacs et privent les populations locales d’eau potable.

La quantité d’énergie nécessaire pour extraire, broyer, traiter et raffiner les métaux rares représenterait 8 à 10 % de l’énergie totale consommée dans le monde ! Sans parler des conditions de travail dans ces mines et dans les usines d’électronique, en Chine et ailleurs ; sans parler des montagnes de déchets intraitables de ce secteur prétendu « immatériel », au Ghana par exemple… Avec des capitalistes verts comme vous, prêts à multiplier les robots pour déverser à peine moins de pesticides, on n’a pas fini de se demander si le diesel du populo est assez écolo.

L’élite du pouvoir politique essuie ces jours-ci une violente tempête. Le reste de la technocratie est malheureusement plutôt à l’abri de la colère populaire, pour l’instant. Nous partageons la mise en cause des élites qui ressort du mouvement des Gilets jaunes, et nous pensons qu’un des éléments qui rendent ces élites si puissantes à notre époque, ce sont précisément les outils qui se conçoivent, se fabriquent et se promeuvent dans une technopole comme Toulouse — dans les endroits comme ici, au Forum international de la robotique agricole. C’est la sacro-sainte innovation technologique qui creuse le fossé entre classes sociales, qui assure la concentration des richesses, la prolétarisation d’un nombre croissant de gens. Tant que notre rage ne se dirigera pas aussi contre les innovateurs, contre les start ups de robotique (agricole et autre), contre les laboratoires de recherche en intelligence artificielle, le pouvoir réel sera épargné — il lui suffira de changer de marionnette : après Macron, un(e) autre. Tant que nous ne rejetterons pas la vie de synthèse qui nous est proposée par la classe d’ingénieurs au pouvoir (informatisation du travail et des services publics, compteurs Linky, « applis » pour prendre en charge chaque parcelle de nos existences), les contraintes économiques continueront de peser sur nous de manière implacable.

Mettre en cause le prestige et le pouvoir social des ingénieurs, chercheurs, designers, et autres « premiers de cordée »

Nous appelons les autres acteurs du milieu agricole et paysan à se positionner par rapport à la vague d’innovations présentées dans les salons comme celui-ci : est-ce d’une agriculture « augmentée » /connectée qu’il y a besoin pour le présent et le futur ? Nous appelons à la solidarité avec les « refuseurs » du puçage électronique, aujourd’hui menacés de procès pour leur désobéissance.

Nous appelons les Toulousains et les Toulousaines à ouvrir les yeux sur la réalité de ce qui se produit dans leur ville et leur périphérie ; à se documenter sur le complexe militaro-industriel qui fait la prospérité de leur métropole ; à mettre en cause le prestige et le pouvoir social des ingénieurs, chercheurs, designers, et autres « premiers de cordée » qui travaillent pour ce complexe. Robots, nanotechnologies, chimie lourde pour les pesticides et les armes : quelles industries ne faudrait-il pas fermer, ici comme ailleurs ?

À toutes celles et ceux qui, comme nous, se révoltent ces jours-ci, nous proposons de ne pas se focaliser sur la personne du monarque parisien, avec sa morgue plus ou moins calculée, mais de (se) poser les questions suivantes : voulons-nous habiter une start up nation ? Voulons-nous d’un monde peuplé de robots ? Voulons-nous encore de cette vie vouée à l’économie, aux gains de productivité, au management par ordinateur et réseaux sociaux ? Nous non plus.